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Adaptation chromatique (3e épisode) : les couleurs d’une boule de billard blanche

L’opération dite de « la balance des blancs » d’une photographie numérique est un préalable indispensable sans lequel il serait vain de se lancer dans la moindre opération de gestion des couleurs. Cette balance des blancs, c’est-à-dire des gris, est directement liée au phénomène d’adaptation chromatique de la perception visuelle. Voyons de plus près ce qui se cache dans cette affaire presque grave.

Si vous photographiez un objet blanc sous un illuminant légèrement jaune, il réfléchit vers votre objectif une lumière dont la couleur sera légèrement jaune. Vous pourriez d’ailleurs facilement démontrer que ce rayonnement réfléchi est jaune en l’analysant avec un spectrophotomètre… Pourtant, au moment de la prise de vue, votre perception identifie ce rayonnement jaune, la couleur de l’objet, comme étant blanc, car vous êtes vous-même plongé dans la scène éclairée par l’illuminant jaune et c’est à cette teinte-là que votre perception s’est adaptée pour identifier les couleurs neutres. On dit alors que vous, l’observateur de la scène, « êtes adapté » à l’illuminant jaune.

Mais, le lendemain, au moment d’imprimer cette image sur un papier par exemple légèrement bleuté, se pose à vous cette question coriace. De quelle couleur devez-vous imprimer l’objet « blanc » : en blanc, légèrement jaune ou bleuté ? La réponse apportée à cette question par la gestion des couleurs est formelle : il faut imprimer l’image de l’objet « blanc » en lui donnant la couleur du papier, c’est-à-dire bleuté. En effet, quand vous observerez la photographie sous un illuminant auquel vous serez adapté, par exemple rose, c’est la couleur de ses marges bleutées altérée par l’illuminant rose que vous identifierez comme blanche. Ce sont donc les objets de cette couleur, c’est-à-dire les objets qui avaient la couleur de l’illuminant lors de la prise de vue, que vous identifierez comme blancs.

Ce processus de préservation obstinée de la neutralité des couleurs achromatiques est parfaitement mis en œuvre par la gestion des couleurs, mais à la condition expresse que, dans le fichier image, la couleur de notre fameux objet blanc soit effectivement neutre, c’est-à-dire une couleur pour laquelle R = G = B dans l’espace de définition de l’image.

Mine de rien, nous venons de découvrir comment l’organisme de standardisation ICC définit la balance des blancs d’une image : c’est l’opération qui consiste à ajuster les couleurs d’une image numérique pour rendre neutre toute couleur dont la distribution spectrale est identique à celle de l’illuminant de la scène photographiée. Si une scène était éclairée par l’illuminant D65 (lumière solaire légèrement bleutée à 6 500 K) au moment de sa photographie, la balance des blancs doit rendre neutre les parties de l’image qui renvoyaient vers l’objectif un rayonnement de couleur D65 lors de la prise de vue.

Du point de vue mathématique, la balance des blancs est un « simple » calcul d’adaptation chromatique.

Pour illustrer les conditions d’application de la balance des blancs, voyons les aventures subies par une boule de billard blanche (peut-être un peu grise, mais en tout cas de couleur neutre) entre le moment où vous la photographiez et celui où vous observez son image sur l’écran de votre poste de travail.

Couleur d'une boule blanche

La boule blanche est perçue comme « blanche » sous l’éclairage jaunâtre D50 de la prise de vue, mais aussi sur l’écran bleuâtre réglé sur D65.

  1. Supposons que le lieu de la prise de vue soit éclairé par une ampoule un peu jaunâtre donnant l’illuminant D50. Pendant la prise de vue, comme vous êtes plongé dans l’ambiance de cet illuminant, votre propre perception visuelle s’est adaptée à sa couleur. Vous « voyez » donc cette boule comme étant de couleur blanche.
  2. C’est la propriété exclusive des objets de couleur neutre que de réfléchir des rayonnements de couleur identique à celle de leur illuminant. La boule de billard réfléchit donc un rayonnement jaunâtre D50 vers l’optique de votre appareil photo. Dédaignant la flexibilité de votre vision, son capteur enregistre tel quel le rayonnement jaunâtre, puis votre appareil inscrit des pixels de couleur jaunâtre dans le fichier image.
  3. Ensuite, pour se conformer à l’adaptation chromatique de votre vision, votre logiciel de développement RAW (ou son équivalent embarqué dans l’APN lui-même) effectue une balance des blancs pour faire passer votre boule de billard du jaunâtre au blanc. Il va pour cela s’appuyer sur la couleur D50 de l’illuminant de la scène. Les pixels résultant de cette opération ont des composantes chromatiques égales R = G = B.
  4. C’est donc l’image d’un objet de couleur neutre que vous injectez à votre poste de travail. Mais comme votre affichage est réglé pour avoir un blanc (R = G = B = 255) de couleur absolue légèrement bleutée D65, et que l’on suppose que vous êtes adapté à ce blanc quand vous observez votre écran, il faut, pour que vous perceviez cette boule comme étant blanche, qu’une seconde adaptation chromatique décale les couleurs affichées pour que le blanc de la boule de billard soit de la couleur du blanc de l’écran, c’est-à-dire D65.

Au chapitre consacré aux appareils photo numériques, nous verrons comment réaliser pratiquement la balance des blancs d’une photographie (chapitre 8, section « La balance des blancs, une opération capitale ») [NdE : cet article est un extrait de l’ouvrage de Jean Delmas, La gestion des couleurs pour les photographes, les graphistes et le prépresse]. Sachez tout de même dès à présent qu’elle est parfois médiocrement réalisée par les appareils photo numériques, et que cela milite en faveur des fichiers bruts RAW et de leur traitement hors de l’APN par un logiciel de développement qui, lui, vous permettra d’établir une balance des blancs convenable puis de la corriger si nécessaire.

 

Attention aux limites de l’adaptation chromatique et de la balance des blancs !

Prenez garde aux processus exagérément conservateurs ! Les capacités d’adaptations chromatiques de la perception visuelle ont des limites, et il serait absurde, sauf intention artistique particulière, de les outrepasser par la photographie.

Une scène de coucher de soleil aux îles Marquises montrant un citronnier plein de fruits jaune-orangé parce qu’ils sont éclairés par un illuminant solaire violemment décalé vers le rouge dépasse largement les capacités d’adaptation d’un observateur. Ce dernier perçoit donc distinctement le décalage des couleurs de la scène vers une dominante rouge et est parfaitement conscient qu’il est en présence d’une situation exceptionnelle. Il serait donc paradoxal que la photographie ne reflète pas cette ambiance « anormalement colorée » et que l’on emploie un outil logiciel de balance des blancs pour forcer les citrons à respecter coûte que coûte leur couleur « nominale » jaune citron !

L’adaptation chromatique et son modèle informatique, la balance des blancs, ont donc leurs champs d’opération privilégiés dans les décalages de couleur modérés, situés autour des illuminants blancs standardisés par la CIE, la gamme D50-D65.

 

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Cet article est un extrait du chapitre 4 de La gestion des couleurs pour les photographes, les graphistes et le prépresse, à paraître aux éditions Eyrolles le 25 octobre (520 pages – 39 euros – ISBN : 978-2-212-13297-7).

 Couverture nouveau livre DelmasAu sommaire :

Colorimétrie. Trichromie, perception visuelle des couleurs ● Représentation d’une couleur dans le modèle RGB ● Espace colorimétrique CIE 1931 ● Espace ● Diagramme de chromaticité xy ● Calculer les composantes XYZ d’une couleur ● Le métamérisme ● La couleur blanche est celle d’un corps noir ! ● CIELAB et CIELUV ● Modèles intuitifs basés sur teinte, chroma/saturation et clarté ● Mesure des différences de couleur ΔE ● CMJN et la synthèse soustractive des couleurs

Numérisation des couleurs, gamma. Nombres RGB et profondeur de couleur ● Dangers d’une profondeur de couleur de 8 bits dans le mode Lab ● Quelle profondeur de couleur adopter ? ● Gamma et courbe de réponse d’un appareil ● Gamma d’une chaîne graphique ● Mésaventures de quantification

Gérer les couleurs, pourquoi, comment ? Espace colorimétrique d’un appareil ● Profil ICC d’un appareil ● Flux de gestion des couleurs ● Espaces de travail RGB ● Profil d’une image ● Comment choisir son espace de travail RGB ● Gestion des couleurs sur Internet

Conversion colorimétrique et anatomie des profils. Adaptation chromatique et balance des blancs ● Le mode de rendu, un concept essentiel ● Profils ICC et systèmes d’exploitation ● Anatomie des profils ICC

Images et gestion des couleurs, Photoshop. La boîte de dialogue Couleurs ● Séparation des couleurs et paramètres CMJN ● Modifier le profil d’une image : attribution ou conversion ? ● Imprimer avec Photoshop ● L’épreuvage avec Photoshop

Documents et gestion des couleurs, InDesign, Illustrator, PDF/X. Synchronisation des paramètres Couleurs avec Bridge ● Gestion des couleurs avec InDesign ● Imprimer un document avec InDesign ● L’épreuvage avec InDesign ● Gestion des couleurs avec Illustrator ● Produire un fichier PDF imprimable

Poste de travail et écran d’affichage. Synthèse additive RGB dans un écran LCD ● Outils de calibrage-caractérisation ● Choisir les cibles de calibrage d’un écran ● Calibrer-caractériser votre écran ● Vérification du calibrage et du profil ICC ● Environnement du poste de travail

Photographie : APN, développement RAW, scanner. APN, capteur et dématriçage ● Lightroom et gestion des couleurs ● ACR ● La balance des blancs ● Caractérisation d’un APN ● Caractérisation d’un scanner

Imprimantes : caractérisation, contrôle. Principes de caractérisation d’une imprimante ● Caractériser une imprimante RGB ● Caractériser une imprimante CMJN

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6 commentaires “Adaptation chromatique (3e épisode) : les couleurs d’une boule de billard blanche

  1. L’exemple de la boule de billard blanche est excellent : quid de sa teinte légèrement verdâtre due à la réflexion de la lumière sur le tapis vert sur lequel elle est posée. A suivre …

  2. Merci pour cette série d’articles absolument passionnant, en attendant la sortie du livre.

    J’ai une question par rapport à votre préconisation d’utilser le RAW et de faire la balance des blancs via le logiciel de développement. Je n’y avais jamais vraiment réfléchi mais j’ai pourtant l’impression que la balance des blancs de mon APN est prise en compte lorsque j’affiche des RAW dans mon logiciel (Lightroom) ce qui n’est effectivement pas très logique, le fichier RAW étant brut par nature. Quelle est l’explication ?
    1.Je me trompe depuis le début et en travaillant en RAW je n’ai jamais d’images intégrant la balance des blancs de l’APN ?
    2. Il y a un mécanisme (lequel ?) qui tient compte de la balance des blancs de l’APN dans LR même en affichant des RAW ?

    Merci pour votre aide…

    • Même si la plupart des métadonnées enregistrées par l’appareil (balance des blancs, saturation, contraste, teinte, accentuation, etc.) ne sont prises en compte que par le logiciel du fabricant, la balance des blancs est une des données reconnues par la plupart des logiciels tiers (leur interprétation étant parfois un peu différente de celle livrée par le logiciel officiel). Le scénario 2 est donc celui qui s’applique à la balance des blancs 😉

  3. Bonjour eiffer,

    Le fichier RAW produit par votre APN contient une métadonnée qui enregistre la balance des blancs évaluée par le boitier (ou fixée par vous) au moment de la prise de vue. Quand vous développez le RAW avec un logiciel de développement, par exemple Lightroom, c’est cette valeur enregistrée dans le fichier (appelée « Telle quelle » dans LR) qui est appliquée par défaut.

    Pour remettre en cause cette balance réalisée par le boitier, plusieurs méthodes sont utilisables que je donne en détails dans le livre. La plus précise consiste évidemment à utiliser une petite mire achromatique (de réflectance spectrale plate) et l’outil « pipette de balance des blancs » de LR. Vous pouvez aussi opter pour l’une des valeurs standards proposées par le logiciel (par exemple « Flash »). Et, finalement, vous pouvez jouer vous-même avec le curseur « Température », qui fixe la position du blanc sur une isotherme du diagramme de chromaticité, et le curseur « Teinte » qui déplace ce blanc le long de l’isotherme.

    Vous remarquerez que les valeurs standards proposées par LR comportent une option intitulée « Auto ». Si vous faites ce choix, le logiciel évalue lui-même la couleur de l’illuminant de scène en analysant l’image. Or, il arrive que cette option donne systématiquement le même résultat que l’option « Telle quelle ». Cela signifie en général que le logiciel de développement ne parvient pas à interpréter la métadonnée de balance des blancs gravée dans le fichier par l’APN et qu’il adopte à la place le résultat de sa propre analyse… Cette situation s’est présentée il y a qq années avec des boitiers Nikon qui cryptaient la métadonnée pour que les logiciels tiers ne puissent pas l’exploiter !!! Vous vous souvenez peut-être de la fameuse polémique qui s’en était alors suivie entre le constructeur et Adobe… L’affaire s’était réglée par le crackage du cryptage opéré par le subtil et libertaire Dave Coffin (l’auteur de dcraw), qui avait ensuite filé le tuyau à Adobe et aux autres éditeurs de logiciels de développement…

  4. Bonjour,

    Tout d’abord un grand merci pour ces articles. Je vais me précipiter chez mon libraire!
    Malgré ces explications, il y a deux éléments que je ne comprends pas :
    1) Comment l’apn fait t’il pour déterminer la température de couleur de l’illuminant ? C’est facile dans l’exemple de la boule de billard, mais pour une photo « composée de plein d’éléments ? Comment ça fonctionne ?
    2) Pourquoi lorsque l’on fait varier la balance des blancs (que ce soit sur l’apn ou en post traitement), toutes les couleurs sont impactées et pas seulement les tons achromatiques ?

    Un grand merci d’avance car, intellectuellement, je bute sur cette question depuis un moment et ça m’énerve !!!!

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